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Henri Hude

Redécouvrir la juste mesure

26 Juin 2019 , Rédigé par HH

 

Voici un entretien paru dans la revue Permanences, n°577, 2ème trimestre 2019. Le numéro est consacré à "L'Homme au défi du gigantisme". Notre entretien s'intitule "Redécouvrir la juste mesure". 

 

 

 

L’homme aspire aujourd’hui à retrouver des réalités dites « à taille humaine ». Qu’est-ce qu’une « taille humaine » ? Est-ce là une manière ajustée d’habiter notre nature humaine ?

 

Dieu est la mesure de l'homme et l'homme est la mesure du reste.

 

 

Il faut donc que l'homme trouve sa juste mesure en référence à son Créateur. Il y a dans la nature de l’homme un ordre, une mesure, des lois, une constitution... Il doit les respecter. Il y a dans cette nature un but premier qui n'est autre que le but infini lui-même : l'union à la divinité. D'autre part, même quand il poursuit des buts clairement finis, il faut, pour que l’homme soit satisfait, qu'il y ait un reflet de l’infini qui vienne éclairer ses buts eux-mêmes finis. C'est pour cela que cette expression « à taille humaine » - ou comme disait Léon Blum « à l'échelle humaine » - est ambiguë. Car ce qui est uniquement à l'échelle humaine, comme si l'homme était la mesure de l'homme, n'est pas humain. Les espaces infinis effraient quand on n’y voit pas encore l'ordre cosmique. Lorsque l’on a trouvé l’ordre cosmique, il est comme une structure en poupée russe. Vue ainsi, cette structure est certes gigantesque, mais à l'échelle de l'homme, à l'échelle du désir humain qui vise l'infini. Autrement dit, l'homme est humain et il vit à l'échelle humaine, à taille humaine, lorsqu'il vise l'infini de manière infinie et le fini de manière finie. Cela ne l’empêche pas de laisser un reflet de l'infini se poser sur ses buts concrets et les valoriser, que ce soit sa famille, une profession, une association, l'art ou la science. Tout ceci est déjà vrai dans l'ordre naturel ; et il faut ajouter à cela la vocation surnaturelle de l'homme, qui va au-delà de la simple recherche de l'infini. Cette vocation surnaturelle travaille l’homme de telle sorte qu'il ne se satisfait jamais d'une simple vie naturelle, rationnelle et humaine, ou même religieuse et mystique à l'échelle humaine. Il y a quelque chose de plus qui le travaille et c'est pour cela que l'homme est si souvent tenté par la démesure. Cette démesure sera souvent un péché, mais c’est aussi en même temps la trace du caractère à la fois infini et surnaturel de son désir.

 

Aujourd'hui la notion de limite apparaît dans le débat public. Comment conjuguer cette notion avec le désir d’infini dont vous parlez ?

 

Ce qu’on appelle limite est le fait que chaque individualité, chaque espèce en son type, comporte ordre, juste mesure et proportion. Les voies de la nature indiquent des proportions à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce sont des systèmes ajustés où l’on ne peut pas changer une proportion sans être obligé de tout réorganiser. Or, l’homme ne peut procéder à cette réorganisation. Ainsi, celui qui veut accroître capricieusement une particularité va créer un dysfonctionnement d’ensemble. C’est pour cela que ce que l’on appelle parfois un « homme augmenté » sera plutôt un « homme disproportionné », qui ne sera viable ni physiquement ni psychiquement. Tous ces délires ne peuvent aboutir à la création d’un surhomme comme on l’imagine parfois, mais aboutiront à une seconde crise écologique de grande ampleur qui ne frappera plus seulement l’environnement de l’homme, mais l’homme lui-même, à la fois dans son génome et dans son cerveau. L’homme a une structure. Il faut respecter les lois, la constitution, les mesures et les proportions qui caractérisent cette structure. Néanmoins, cette structure est en développement vers l’infini. Il faut donc réussir à comprendre et accepter cette articulation : l’homme est constitué comme une structure « finie », au sens de « limitée », mais qui comporte un développement virtuellement infini, avec cependant la conservation de sa structure typique.

 

Cela revient-il à appliquer l’idée de « juste milieu », qui est le milieu entre l’excès et l’insuffisance ?

 

Le juste milieu est ce que doivent déterminer la raison pratique et la vertu de prudence : c’est ce qui est entre le trop et le pas assez. Pour bien comprendre le juste milieu, il faut se situer intellectuellement à l’intérieur même d’une structure sociale et de notre nature humaine. La structure sociale est organisée avec un système de rapports et de proportions. Il est possible de fausser ces rapports. Par exemple, dans n’importe quelle société, dans n’importe quelle économie, il existe une part à mettre dans l’épargne qui sert de réserve pour préparer les investissements et l’avenir ; une autre part dans la consommation ; une autre encore dans les profits… Il faut répartir ces parts de manière juste. On comprend qu’il y a plusieurs grandeurs, plusieurs valeurs dont il faut tenir compte : le présent, l’avenir, l’égalité, ou l’inégalité… Il s’agit de combiner ces valeurs en trouvant ce que l’on pourrait appeler un centre de justice. Ce milieu peut tendre davantage d’un côté ou de l’autre, cela dépend de l’évaluation prudentielle. Néanmoins, on se rend compte qu’à un certain moment, on est complètement en dehors de la prudence et qu’on a déformé la structure au point de la rendre fragile et exposée à la rupture, parce que l’on n’a pas respecté les proportions, si bien que cela ne fonctionne plus. L’un des signes que cela ne fonctionne plus c’est que l’homme crie, il souffre et l’on se fait la guerre. C’est ce qui nous menace aujourd’hui en Occident, comme souvent dans l’histoire des hommes ; et c’est très problématique.

 

Cette disproportion moderne signifie-t-elle qu’il faille abandonner l’idée de grandeur d’un pays, qui est parfois portée par la promesse politique, notamment en France ?

 

Il est d’abord nécessaire que les besoins de base soient satisfaits : la sécurité, la prospérité, la santé et un ensemble de services. Il faut aussi que chaque famille puisse avoir une vie spirituelle et monter vers la Divinité. Il est vrai que tout ceci est plus important que d’avoir des grandes entreprises colossales. Cependant, ce n’est pas seulement de manière individuelle que l’homme a des buts, mais aussi de manière collective. Un pays doit donc se donner collectivement des buts, ce qui peut requérir en effet une certaine idée de grandeur. Mais ce pays ne doit pas oublier qu’il a le devoir, à la mesure de ses forces bien-sûr, de se mettre au service du genre humain, car il y a aussi des besoins qui concernent l’humanité dans son ensemble, il y a un bien commun du genre humain. Il est donc juste de s’y intéresser et d’y participer. En ce sens, l’idée de grandeur d’un pays, d’influence sur le monde, ne signifie pas nécessairement la volonté de puissance impériale pour dominer les autres, mais peut aussi exprimer la coopération et la participation à l’administration du bien commun. 

 

Comment penser aujourd’hui le bien commun du genre humain ?

 

Quand on est politique, il est indispensable de regarder les choses sur au moins une ou deux générations. Quand on est philosophe, on peut voir à l’échelle des siècles. Supposons donc que le genre humain en ait encore pour 2 000 ans avant la parousie. Il faut alors imaginer ce que peut donner l’avancée de la science et de la technologie actuelle pendant ces deux millénaires. L’on peut alors imaginer que le monde sera de plus en plus totalitaire en attendant un cataclysme. Il faut imaginer, par exemple, l’évolution de l’armement et l’accroissement de sa capacité destructrice à grande échelle. Il y a un moment où, compte-tenu des capacités technologiques, le danger sera tel que l’homme voudra être surveillé dans la totalité de ses actions et se soumettra à un contrôle a priori. Tout acte devra être soumis à une autorisation préalable. S’il n’y a pas une puissance spirituelle saine capable de maîtriser ce développement, tout cela deviendra infernal. Cette vision à très long terme nous met tous devant notre responsabilité.

 

Comment notre monde peut-il demeurer humain ?

 

Si nous voulons que le monde soit humain, et garder la limite, il faut absolument trouver ce supplément d’âme qui, comme disait Bergson, est requis pour maîtriser ce corps mécanique démesurément agrandi qu’est le monde moderne. Cela ne peut être une vague spiritualité, mais une conversion profonde et une réforme d’ensemble. Je pense qu’il y a une dramatique disproportion aujourd’hui entre la durée que doit être capable d’anticiper le politique et l’instantanéité grotesque dans lequel nous enferment le temps médiatique et la mesquinerie des élections pour des mandats d’une brièveté considérable. Cinq ans nous paraissent une éternité d’un point de vue médiatique. Et pourtant, que représentent cinq années à l’échelle de l’histoire ?

 

Une certaine tempérance peut-elle réguler l’extension des possibilités techniques ?

 

Tout ce qui est possible n'est pas pour autant souhaitable, mais il nous faut une règle pour pouvoir distinguer avec soin ce qui est possible mais ne doit pas être fait. Si l’on n'a pas de règle droite, et qu'on envisage l'avenir lointain avec la croissance de la technologie dans les siècles et les millénaires à venir, nous ne voyons absolument aucun avenir humain, ni dans le progrès ni dans l'anti-progrès. Les défis de l’avenir demandent de la tempérance, de la sobriété, une certaine austérité. Ces vertus qui limitent des désirs, vous ne la développez pas simplement par peur de la catastrophe ou par pression idéologique ou sociale. En effet, l'Homme a besoin de viser l’infini ; et il n’accepte la limite que si celle-ci est une expression de l'Absolu, une condition d'accès à l'Infini. Aujourd'hui, nous ne pouvons donc plus en rester à la laïcité de papa. Les problèmes sont tels que si on ne remet pas l’Absolu, Dieu, au centre des problèmes, y compris politiques, nous serons incapables d’affronter les défis. L'homme ne peut accéder à la tempérance que si la tempérance lui donne Dieu en échange. Sinon, il trouve l’infini précisément dans la croissance désordonnée et dans la transgression, il a même besoin de ses excès et de ses abus comme d'une thérapie à ses frustrations métaphysiques. Il est donc indispensable d'ouvrir à l'Homme l'accès à l'Infini comme le moyen normal de survie. Cet accès à l’Infini permet de garder l’aspect transcendant de sa destinée ; et donc de lui donner un avenir humain.

 

Remettre Dieu au centre, oui, mais quel Dieu ? Dès que ces quatre lettres sont posées, c'est le début de la discorde…

 

Dieu, j'ai dit Dieu, mot énorme dit Victor Hugo !

 

Le problème c’est que l’idéologie libérale impose l’idée qu’il n’y a pas de conception universelle de ce que pourrait être Dieu, le bien et le mal…

 

Les idées s'imposent pendant un temps. Quand j’étais jeune normalien, l'idée qui s'était imposée était le marxisme. C’est terminé. Il ne faut pas se laisser enfermer dans le présent. Le néo-libéralisme porte en lui tant de contradictions qu’il s’effondrera. L’idée que nous serions dans un âge post-métaphysique ne me semble pas juste. On ne sort jamais de la métaphysique, on en change ; on ne sort jamais de la religion, on change de religion. D’une certaine manière, l’irréligion est toujours une autre religion. On congédie en quelques sorte Dieu pour retrouver une multitude de dieux.

 

En attendant le retour de Dieu, comment penser une nature humaine qui puisse constituer une référence commune ?

 

Nous avons besoin d’une philosophie de la loi naturelle. S'il y a une nature, il y a forcément une loi pour cette nature. La définition par Kant de la nature est très intéressante : une existence sous des lois. Inversement, la définition de la loi est la suivante : une législation pour quelque chose, qui est une nature. La science met en évidence des lois de la nature et met ainsi en évidence l'existence même des natures. L'homme découvre les lois de la nature, non pas simplement en explorant l'univers, mais en se retournant en quelque sorte sur lui-même. Si l’on suppose que Dieu se sert de l'Homme, notamment de l'esprit humain qu'il a créé, comme d’une règle et d'une mesure pour constituer le reste du cosmos, c'est alors tout à fait normal que l’homme découvre dans son humanité des modèles qui sont pertinents pour comprendre le reste du monde. C'est l’un des éléments de l'humanisme que de reconnaître le fait que nous naissons avec en nous cette clé de compréhension de l'univers. Ce n'est pas un concept a priori plaqué sur le donné. Au contraire, nous faisons une expérience humaine de type réaliste, cette expérience comporte des structures que nous trouvons en nous analysant nous-même comme humains ; et qui nous permettent de comprendre le monde, y compris notre nature sociale et politique.

 

Y a-t-il une mauvaise compréhension de la nature sociale et politique de l’homme dans le mouvement actuel d’accroissement constant de la taille des centres de décisions politiques (Union européenne, grandes régions, hyper-communalités, etc.) ?

 

Vous soulevez le problème de la bonne application de la subsidiarité aujourd’hui. Le principe de subsidiarité ne fonctionne pas pour n’importe quelle sorte de structuration, mais il est aussi un principe pour prescrire l’organisation elle-même. Il y a aujourd’hui un défaut de l’organisation elle-même des échelons politiques. Quelle est la solution dans ce contexte de mondialisation ? Le retour au village serait, dans l’état actuel des choses, aussi monstrueux en son genre et aussi contre-nature que l’élévation des niveaux de trop de décisions très au-delà de ce que le citoyen peut appréhender. Dans ce phénomène de mondialisation, d’augmentation de l’échelle des communautés politiques, il y a plusieurs phénomènes. Il y a tout d’abord la croissance démographique. Il y a aussi le progrès technologique, le progrès des communications et des transports. Ce sont des faits qui n’ont pas en eux-mêmes de caractère pathologique, mais qui engendrent des conséquences difficilement maîtrisables. En parallèle de cette croissance « naturelle », nous vivons une dérégulation complète de l’esprit et nous imaginons un modèle technocratique qui est aussi imparfait que notre idée de la science. Nous croyons que ce modèle technocratique nous permet d’acquérir un pouvoir infini et de faire ce que nous voulons de ce pouvoir. C’est un manque de sagesse. Ce n’est pas bien et ce n’est pas fonctionnel.

 

Il faudrait donc revenir à la loi naturelle…

 

Notre pouvoir, aussi grand soit-il, doit s’adapter aux grandes lois de la nature qui ne changent pas. Le problème se situe dans la raison. Il faut que la raison comprenne qu’elle n’est pas face à un matériau auquel elle doit imposer sa forme mais face à un ordre qui a déjà sa forme. Cet ordre peut certes s’ajuster à nos besoins, précisément parce que c’est un ordre anthropocentrique, mais il ne peut s’ajuster à nous que si nous nous nous ajustons à Dieu. En effet, si nous ne nous ajustons pas à ce qui est notre mesure, notre action détruit l’ordre qui conditionne notre propre existence. Si l’on veut retrouver un principe, il faut partir de ce qui est à la fois le plus humain et le plus naturel ; et probablement aussi le plus divin. C’est-à-dire qu’il faut repartir du couple, de la famille. Nous avons là une base relativement claire et identifiable. Nous devons dire ensuite ce que doit être la communauté politique pour que la famille puisse vivre et s’épanouir comme famille. Nous devons déterminer comment les familles doivent s’articuler avec la patrie pour participer à la vie de la cité. Ensuite, la question est de savoir quelle doit être l’organisation internationale pour que les communautés politiques puissent être respectueuses des familles. Combien d’échelons faut-il entre la famille et le genre humain ? Comment doit s’organiser la communauté du genre humain, en quel sens doit-elle s’organiser ? Ce sont les questions de demain.

 

C’est l’enjeu de ce qu’on appelle les corps intermédiaires… 

 

Nous avons tout un ensemble de réalités en effet, que l’on appelle associations, entreprises, communes, villages, villes, régions, pays, nations, confédérations, alliances… Il faut partir, à la base, des vrais besoins naturels liés à la famille ; et au sommet, des exigences de paix. Il faut la non-guerre car la guerre, avec tous les moyens technologiques d’aujourd’hui, est cataclysmique. Il ne faut pas s’imaginer que parce que c’est complètement fou, on ne fera pas la guerre. Ce n’est pas exclu. Rétrospectivement, nous nous rendons bien compte que la guerre de 1914 fut une folie. L’Europe y a perdu son pouvoir mondial ; et nous, Français, avons perdu un million et demi de soldats pour récupérer un million et demi d’Alsaciens-Lorrains. Cela n’a pas le moindre sens. 

 

Aujourd’hui, le discours dominant associe la demande de paix et la dissolution des nations, en disant que les nations produisent la guerre. Comment appréhender cette question ?

 

Ce n’est pas telle ou telle institution (nation ou autre) qui cause la guerre. Ce qui la produit, ce sont l’injustice, la rapacité, la soif de domination. S’il n’y avait qu’un seul État, il y aurait encore place pour des guerres civiles, des guerres de sécession, de religions, etc. 

Si l’on prend un certain recul, on voit qu’il y a surtout eu, à travers tout l’Occident, une lutte entre les grandes idéologies issues de la modernité (libéralisme, communisme, fascisme). Entre 1918 et 1970, il y a eu globalement, un glissement vers le communisme et le socialisme. Après 1980,s’est produite, avec l’embourgeoisement dû aux progrès techniques et au capitalisme, une réaction néo-libérale. Cette réaction atteint aujourd’hui ses limites. Les néo-libéraux ont mis en œuvre une politique extrêmement audacieuse et ils ont gagné : ils ont fait tomber l’Union soviétique, bloqué le communisme dans le tiers-monde et la socialisation dans nos démocraties occidentales. Ils ont même rendu néo-libéraux les partis socialistes. Les socialistes se sont en effet tournés vers le militantisme sociétal, après avoir abandonné leur horizon collectiviste et faute de pouvoir défendre les classes populaires. Les libéraux ont mis en œuvre un investissement massif dans les pays émergents, et pratiqué un sous-investissement chez nous. Dans le même temps, ils ont progressivement imposé une limitation drastique des démocraties et des États-nations. Ils ont fait en sorte pour cela que les constitutions nationales soient soumises à des traités internationaux qui portent en eux les politiques néo-libérales. D’un autre côté, ils ont mis en œuvre une politique culturelle qui vise à réorienter les passions de liberté et d’égalité vers des buts qui soient compatibles avec le libéralisme. La liberté politique n’est plus à l’ordre du jour, nous sommes au temps de la liberté sexuelle. Au lieu de fournir l’égalité économique, ils ont détourné la soif d’égalité vers des objets compensatoires : égalité des sexes, de genre, de culture, l’égalité des langues, l’égalité de races, etc. En ce sens, la révolution libertaire de Mai 68 a eu pour objet principal d’empêcher la révolution socialiste. Aujourd’hui, cette politique néo-libérale culmine incontestablement. La révolution sexuelle et les délires paranoïaques sociétaux ne sont plus euphorisants et deviennent même angoissants, fatigants et déprimants. Dans les sociétés occidentales, la lutte des classes renaît, entre bénéficiaires et victimes de la mondialisation. Les gouvernements ne savent pas définir un nouvel équilibre équitable. Le niveau d’inégalité et le sentiment d’être privé de libertés politiques et d’identité historique devient intolérable. Nous en arrivons au point culminant de la politique néo-libérale. Mais si la culture dominante ne change pas, nous pouvons tomber dans quelque chose d'encore plus irrationnel. 

 

Faut-il réhabiliter l’échelon de la nation ?

 

La nation est presque une entité de droit naturel, en quelque sorte un développement de la sociabilité naturelle de l’être politique. Mais dans la logique d’ensemble de la Modernité, l’homme est défini comme autonomie radicale ; et chaque nationalité veut alors se définir comme autonomie radicale, comme un pouvoir qui ne doit rien à personne et qui ne peut être en sécurité qu’en dominant les autres. A ce moment-là, soit on trouve un pacte social des nations ; soit on se retrouve face à des empires rivaux qui se fracassent les uns contre les autres. C’est toute l’histoire du XXesiècle. Nous avons donc besoin de nations qui se conçoivent autrement que comme des libertés modernes. Nous avons besoin de nations capables de reconnaître un droit naturel qui ne vient pas de leur arbitraire subjectif, un droit des nations qui porte l’exigence de paix, de respect des autres. Pour cela, il faut que les nations aient quelque chose à faire ensemble. Le sens collectif d’une ville était jadis de bâtir sa cathédrale. Les réactions à l’incendie de Notre-Dame mettent en évidence cette vérité : si nous ne construisons pas ensemble cette cathédrale qui va vers le ciel, nous sommes condamnés à rechercher à l’infini nos seuls intérêts. En ce cas, nous nous faisons la guerre et nous ne construisons pas la Cité. 

 

La Cité existe-t-elle encore, ou sommes-nous à l’ère des tribus ?

 

Les clans et les tribus sont les simples résultats naturels de la prolifération et du buissonnement familial. Aristote dit que le politique, c’est autre chose, la Cité, car dans la Cité les tribus se rencontrent. Le politique (polis = Ville, Cité, État), nous dit-il, est plus qu’une extension du principe familial. La France n’est pas simplement une grande famille. Elle représente une communauté politique rationnelle, mais qui n’est pas sans lien avec la famille. Nous parlons de langue maternelle, de patrie, qui est la terre des pères. L'ordre politique n'est pas le familial, mais ne peut être sans lui. Si nous essayons de comprendre l’ordre politique et les nations avec la méthode et la logique que nous laisse la philosophie moderne et post-moderne, nous ne pouvons pas nous en sortir. Nous cherchons de bonne foi, avec notre raison, des solutions à nos problèmes mais il faut envisager que la forme que nous avons donnée à notre raison soit l’essentiel même du problème. C’est notamment pourquoi je pense qu’il faut veiller à ne pas entrer avec trop d’enthousiasme dans les rixes politiques existantes. Je dis cela pour particulièrement pour les catholiques car ils risquent d’être instrumentalisés comme une force d’appoint au service de mouvements dont l’aspiration est trop unilatérale. Ensuite, c'est une question importante que de savoir comment agir concrètement.

 

Faut-il prôner l’action à l’échelle locale, aux premiers échelons qui nous sont accessibles ?

 

Il y a en effet des échelons qui ne sont pas accessibles aujourd’hui. C’est une question de rapport de forces politiques dans l’instant présent. A mon avis, l’action politique des catholiques doit être ouvertement catholique et de l’ordre du droit naturel, sans pour autant cesser d’être une action religieuse. Réussir à articuler ces deux dimensions n’est pas toujours facile. Tout d’abord, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : les seuls qui font aujourd’hui référence au droit naturel sont les catholiques. Mais le catholicisme imprègne encore nos représentations communes. Le laïcisme républicain à la française est prodigieusement catholique et français. Le catholicisme en France est à la fois une religion surnaturelle, et la religion naturelle, plus ou moins consciente, de tous ceux qui sont humanistes. La religion leur casse les pieds pour diverses raisons, historiques, morales ou intellectuelles… Mais s’ils avaient une religion, (et dans le fond ils en ont une) ce serait celle-ci. Nous le voyons avec l’émotion collective suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris.

 

Croyez-vous au retour du religieux ?

 

Non, mais parce qu'il n'y a jamais de sortie hors du religieux. L’homme est toujours un animal religieux. Il tend vers l’Absolu. Il a un sens du sacré. Il comprend qu’il n’est pas une bête comme les autres, que la nature n’est sacrée que parce que lui-même est dedans. C’est ce que j’appelle l’humanisme. Et Dieu aussi, d’une certaine manière, est humaniste. Le fait que Dieu se fasse homme montre l’humanisme de Dieu. La nature humaine reste humaine et la nature divine reste divine. C’est immuable, mais il y a une union hypostatique, l’homme-Dieu existe vraiment, il s’appelle Jésus-Christ. Le baptême est le moyen institué par Dieu pour que chacun puisse participer à l’être même de cet homme-Dieu. L’homme humaniste peut donc considérer comme normal que Dieu se soit fait homme. Si nous faisions sauter un certain nombre de verrous, les gens se reconvertiraient en masse:  le verrou d’une raison définie par le doute, le verrou de l’autonomie radicale, le verrou de la liberté politique mal comprise qui ne conduit qu’à des despotismes. Je pense que c’est ce qui se produira. 

 

Dernier ouvrage paru : Ce monde qui nous rend fous. Réflexion philosophique sur la santé mentale, Mame, 2019.   

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